Magazine ACT'ESS N°8 | Les associations doivent-elles passer par la tech ?
Le recours au digital s’amplifie mais reste un défi car, prendre le virage numérique vient interroger le projet associatif. Les compétences, elles, se trouvent pour qui sait valoriser le sens de son action et sa volonté d’innover. Chronique de Philippe Chibani-Jacquot, rédacteur en chef de Ness, le média des nouvelles solidarités, édité par Harmonie Mutuelle ESS.
Que font les organisations engagées dans la « Tech for good » ? Elles créent des nouvelles formes de dons, elles recrutent autrement des bénévoles, elles génèrent de nouvelles activités au service de leur utilité sociale, elles organisent et simplifient les process… Mais toutes les associations doivent-elles prendre le train de la « tech for good » ? « Ce serait dangereux de faire fi du numérique et de ne mener aucun projet pour faciliter la gestion des bénévoles, collecter de l’argent différemment… » explique Maud Sarda, directrice de Label Emmaüs, plateforme de vente en ligne de produits de seconde main.
Le digital est justifié s’il contribue à l’utilité sociale
Est-ce une question de survie ? Une question d’époque. Celle où le numérique propose des solutions pour tout. Chez Emmaüs, le virage est pris, mais la transition n’est pas achevée : « Le mouvement a créé Emmaüs Connect, Label Emmaüs… Mais c’est un chemin, précise Maud Sarda. Soixante Emmaüs sur les 200 communautés vendent sur Label Emmaüs. Un ou deux compagnons par communauté travaillent directement avec notre plateforme. Faut-il souhaiter que tout le monde au sein d’Emmaüs soit dans la tech ? Je ne le prône pas.
Je ne me suis pas engagée dans Emmaüs pour le digital, mais pour le social. » Et le digital reste un outil qui se justifie s’il contribue à l’utilité sociale recherchée : « Il y a des circuits courts qui fonctionnent très bien avec un carnet et un stylo », rassure Bérengère Batiot, responsable Développement et communication chez Coop Circuits, une Scic qui commercialise des solutions numériques pour les gestionnaires de circuits courts alimentaires.
Dans l’ESS, on devrait toujours recourir au logiciel libre
Et le digital est aussi là pour simplifier la vie : « Je vois de plus en plus d’associations qui s’orientent vers des solutions digitales comme Airtable pour gérer leurs bases de données, parce qu’elles sont plus intuitives et souples qu’un tableur classique », constate Lucie de Clerck, directrice générale d’Entourage, une association qui développe des applications pour créer des réseaux de solidarité entre riverains et SDF d’un même quartier. Bérengère Batiot rappelle toutefois que : « quand on est ESS on devrait recourir au logiciel libre parce que c’est l’opportunité de créer une ressource partagée entre ses utilisateurs. L’économie restera alors au service de l’usage et non au bénéfice de celui qui a créé le service ». Encore faut il y avoir accès : « Ça reste plus facile d’aller chez Microsoft que d’aller vers son pendant libre pour une question d’accès et de visibilité », concède-t-elle.
Faire sa transition digitale, c’est aussi l’occasion de réinventer son projet associatif, relève Maud Sarda. Faire l’effort de se mettre « à la tech » contribue à travailler son innovation sociale. Et les associations ne doivent pas rougir au moment d’embaucher des développeurs ou des spécialistes des réseaux sociaux : « On ne peut pas rivaliser avec une grosse boîte sauf sur le sens. Et nous avons quand même des rémunérations honorables, avec une organisation très flexible sur les temps de travail et la localisation », relève Bérengère Batiot. Mais pour Lucie de Clerck : « Là où les assos doivent faire un bond énorme c’est dans leur culture de l’innovation. Les gens de la tech ne peuvent pas fonctionner s’il existe en interne des réserves à la tech et une attitude stop and go. L’un des freins les plus fréquents est notre rapport aux données. Sur ce point, les professionnels de la tech sont clairs : « On se fait un peu une montagne du sujet. Quand on est dans l’associatif, difficile de jouer les digitals cowboys sur les cookies », rassure Lucie de Clerck qui met en regard du risque sur les données l’impact de la tech sur les actions de solidarité : « La page Facebook d’une pédiatre au Sénégal touche deux millions de mamans. Quand je travaillais dans une ONG au Mali, on touchait 300 mamans. »
Philippe Chibani-Jacquot, Rédacteur en chef de Ness